Jean Charbonniaud
Mardi 1er février 2011, retour à La Rotonde. Bruits de couverts, vieux couples, touristes trop bruyants… Sur le canapé rouge sang capitonné, une place vide. Celle de Jean Charbonniaud, 60 ans, éphémère préfet de la Manche, de juin 2008 à janvier 2009. Le portable vibre. « M. le préfet ne pourra malheureusement pas vous rencontrer », lâche, laconique, la secrétaire…
Finalement, l’idée de revenir sur ses mésaventures préfectorales a effrayé Jean Charbonniaud. Il fallait remuer trop de mauvais souvenirs. Et puis, il fait toujours partie de la haute administration. Il est des règles de silence et de neutralité auxquelles on ne peut déroger. « J’ai été meurtri… », avait-il dit simplement au téléphone, lors d’une première prise de contact. Meurtri. On le serait à moins. Préfet de la Manche jusqu’en janvier 2009, il a fait brusquement les frais d’un déplacement raté de Nicolas Sarkozy, accueilli par des sifflets et privé d’un bain de foule à l’occasion de ses vœux aux personnels de l’Éducation nationale. Le voilà désormais chargé d’une mission d’inspection et de conseil pour les préfets et sous-préfets dans les régions Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace. Une vraie galère administrative, à 60 ans passés. Et le fait qu’il ait été chef du cabinet de Dominique de Villepin, à Matignon, n’est évidemment qu’un pur hasard…
Quelques jours après ce rendez-vous avorté, une lettre anonyme nous était parvenue. Elle récapitulait le bilan de cette journée du 12 janvier 2009 et visait à restituer les « événements et éléments dans leur réalité ». Évidemment, nous avons quelques soupçons quant à l’identité de l’auteur. Un corbeau désireux de ne pas se faire connaître, mais très enclin à relater, avec une froideur toute administrative, ce jour de mécontentement populaire. Bien loin de la version officielle délivrée par le ministère de l’Intérieur à l’époque. Il faut se mettre dans le contexte. En ce début d’année 2009, le président Sarkozy multiplie les visites sur le terrain. Déjà, sa popularité s’effrite. Chaque déplacement est l’occasion d’un impressionnant déploiement de forces. Tout est organisé, planifié. Il ne doit pas y avoir d’images gênantes, encore moins d’accrocs. Des équipes de reconnaissance de l’Élysée anticipent toutes les difficultés éventuelles, règlent le ballet des véhicules officiels, délimitent les périmètres de sécurité. Les préfets, eux, fournissent les forces de sécurité, se préparent aux soulèvements syndicaux. Une machine parfaitement huilée, pour assurer tout à la fois la sécurité du chef de l’État et sa communication auprès des Français.
Ce 12 janvier 2009, Nicolas Sarkozy se rend donc à Saint-Lô, dans la Manche. Il doit présenter ses vœux aux personnels de l’Éducation nationale. Deux annonces importantes sont prévues, afin de calmer les ardeurs des syndicats et des lycéens, en révolte contre les projets du pouvoir : le directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, doit prendre la tête de la commission de réforme du lycée, tandis que Martin Hirsch devient haut-commissaire à la jeunesse. Aucun grain de sable ne doit parasiter ces annonces présidentielles. Le préfet Charbonniaud a été installé six mois plus tôt, en juin 2008. C’est un haut fonctionnaire à l’ancienne, calme et discret. Expérimenté. Il a servi Alain Juppé, puis Dominique de Villepin, il connaît les rouages de l’État, il a conscience que ce parcours quasi politique lui interdit tout faux pas.
Le parcours du cortège présidentiel est clairement établi, pour une visite éclair comme les affectionne le chef de l’État : deux heures de présence au maximum. Nicolas Sarkozy doit atterrir à l’aéroport de Caen-Carpiquet, effectuer en hélicoptère le trajet jusqu’à Saint-Lô, au stade des Ronchettes. Il est censé ensuite visiter l’école élémentaire Calmette-et-Guérin, puis gagner le centre culturel pour adresser ses vœux. Départ vers 13 heures pour rentrer à Paris. Évidemment, un comité d’accueil est prévu. Enseignants, lycéens et parents d’élèves doivent converger sur Saint-Lô pour dire leur opposition aux réformes en cours dans l’Éducation nationale, qui prévoient entre autres la suppression de 13 500 postes à la rentrée 2009, la diminution des RASED (réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), les modifications des programmes dans les lycées… Le tout sur fond de fermetures de collèges dans le département, à Saint-Pois/Juvigny, Le Teilleul et Sourdeval. Un rassemblement de protestation est donc attendu devant l’hôtel de ville vers 10 h 30. Les anti-THT devraient aussi faire entendre leurs voix. S’ils ne sont pas opposés par principe à la ligne très haute tension Cotentin-Maine, ils exigent, au nom du principe de précaution, que le tracé de la « 400 000 volts » soit éloigné des habitations et bâtiments agricoles.
Quand Nicolas Sarkozy débarque à Saint-Lô, ce 12 janvier 2009, il tombe donc sur 4 000 manifestants en colère, difficilement contenus par les 500 policiers et gendarmes mobilisés. Il n’est pas surpris, c’est son lot quotidien. Mais, d’ordinaire, le tri effectué en amont de sa visite est plus efficace. Cette fois, les protestataires sont nombreux et bruyants. Quand il sort de sa berline, il est copieusement sifflé. Les caméras de télévision se régalent de l’incident, et la belle opération de com’ est déjà à l’eau. Cela ne fait qu’empirer ensuite, pendant le discours officiel, lorsque cris et sifflets finissent par couvrir sa voix. Le président fulmine. Cela se voit, il se tend, son entourage s’inquiète. Ses proches ordonnent de fermer les volets du centre culturel, afin de couvrir les lazzis d’une foule déchaînée. Les syndicats, en outre, choisissent de boycotter la rencontre prévue avec le chef de l’État. À l’extérieur du centre culturel, les forces de sécurité sont à l’œuvre. Heurts, gaz lacrymogènes, une vitrine vole en éclats. Chaussures et projectiles divers volent. Rien de dramatique, mais cela fait tache sur la photo. À 13 heures, Sarkozy repart. Il peste, livide, au bord de l’explosion. Seuls une vingtaine de fans ont pu s’approcher de lui. Le bain de foule espéré n’aura pas lieu.
Et le préfet Charbonniaud est en danger.
L’ire présidentielle n’est pas feinte. Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, est sommée de débarquer ceux qui, selon l’Élysée, ont fauté. Comme souvent, c’est à l’issue du Conseil des ministres que l’on apprend les mises au rancart. Mercredi 28 janvier, quinze jours après les faits, le préfet Charbonniaud et le directeur de la police départementale, Philippe Bourgade, sont froidement évincés. Appelés à d’obscures tâches. Officiellement, ils n’auraient pas su assurer la sécurité des autorités, et les violences policières auraient été disproportionnées. Protestation des élus locaux : même le député de la Manche, Philippe Gosselin, pourtant encarté UMP, dénonce le « fait du prince ». Il ajoute : « Cette mutation n’est pas une surprise mais je la regrette. Très clairement, le président a été très énervé le jour de la visite, non pas tant qu’il y ait des manifestants mais par les sifflets pendant son discours. Le préfet est victime d’une perception exagérée de cette manifestation. » Le maire (UMP également) de Saint-Lô, François Digard, trouve aussi cette décision « très sévère et plutôt injuste ». Enfin, le président du conseil général de la Manche et sénateur – toujours UMP ! – Jean-François Le Grand paraît remonté. « Lors de la visite du président, dit-il, le préfet a cherché à assurer la sécurité et il l’a fait. Cette décision est disproportionnée. Je trouve que c’est aussi faire fi avec beaucoup de légèreté de la représentation de l’État dans les départements. Et c’est aussi très contre-productif sur le plan politique. »
Bridé par son statut, le préfet Charbonniaud ne peut s’exprimer, encore moins se défendre. Il reste l’anonymat d’une plume bien intentionnée… et très informée, qui tient à rectifier la vision proposée par l’Élysée. « Aucune image ou témoignage d’un contact forcé imposé au président ni d’un convoi empêché ou atteint par projectile ne peuvent être montrés ou allégués par une source crédible », indique l’auteur du courrier, à l’évidence aux premières loges le 12 janvier 2009. « De fait, à aucun moment la sécurité personnelle du président n’a été menacée », indique ce vrai-faux corbeau. Quant aux violences policières mises en avant, elles seraient peu importantes, assure la lettre. Neuf manifestants ont été soignés, dont sept pour des incommodités liées aux gaz lacrymogènes. « Aucune blessure sérieuse ni interruption temporaire de travail ne sont à déplorer », conclut le correspondant anonyme. Tout cela, indique l’auteur, serait « affaire de politique ».
Plutôt d’une certaine politique.